mercredi 6 octobre 2010

Mehran Tamadon - Bassidji (2010)


L'Iran inquiète tellement dans les médias qu'on ne sait plus à quoi il ressemble aujourd'hui. Quelques cinéastes continuaient à donner des nouvelles de leur pays (les très réputés et talentueux Mohsen Makhmalbaf et Abbas Kiarostami), n'hésitant pas à représenter toute la diversité de l'Iran au fur et à mesure de leurs filmographies respectives : traditionalisme et société, distance culturelle entre ville et campagne, comment vivre avec de nouveaux cadres et de nouvelles normes tout en n'étiolant pas notre spiritualité ; Abbas Kiarostami a toujours eu ce génie de remettre le paysage de son pays à un niveau occidental, d'aplanir parfois ses aspérités, ou du moins à les verbaliser et les rendre préhensibles pour le spectateur de l'ouest. Fascinant par ses structures ou ses dispositifs, la vie d'une femme d'aujourd'hui en Iran, dans toute sa complexité et sa vitalité, était ressentie comme plus proche et ce malgré les différences politique et de façon de vivre. Les épiphénomènes contemporains s'expriment régulièrement par un spectre commun, celui des questionnements identitaires mondiaux.

En s'intéressant aux Bassidji, cette force paramilitaire née en 1980 lors de la guerre Iran-Irak, Mehran Tamadon prend un contrepoint qui permet pourtant de s'infiltrer dans la plupart des sphères de la vie iranienne : publique comme privée, en famille ou sur les lieux de culte. Il faudra remonter les traces du passé pour comprendre le combat qui anime les Bassidji encore aujourd'hui. Nous les retrouverons ainsi sur les ruines des champs de bataille de la défense sacrée, là où les Bassidji se formèrent, prirent les armes et moururent en martyrs. Lieu de pèlerinage aux allures de sortie dominicale pour les familles iraniennes qui n'auront pas dépensé un sou pour cette visite du premier an iranien. C'est l'Etat qui paie. Premier jalon perçu d'une longue et complexe collaboration entre la force Bassidji et le gouvernement de la République islamique d'Iran. C'est en revenant sur les lieux de la guerre que les Bassidji rappelleront leur vision et leur importance à leurs concitoyens : ici sont morts les glorieux martyrs. Et si la menace devait apparaître à nouveau serons-nous prêts à prendre les armes et mourir comme eux pour notre pays ?

Pleurer les martyrs devient un passage obligé de l'apprentissage des Bassidji. Se reposer sur leur sacrifice, un sacrifice d'ami ou de frère pour certains, et peut-être s'espérer le même sort pour ainsi toucher à quelque chose de plus grand, se rapprocher de son dieu, jusqu'à, comme le formule lui-même un jeune Bassidji, se dissoudre en lui. Trouver un sens à une existence fatalement banale. Mais également préparer les générations futures : car la guerre, cette pernicieuse, n'interviendra peut-être pas aujourd'hui mais plutôt demain. Et l'Iran doit être prêt à tout instant. Les jeunes venus se recueillir sur ces lieux de bataille et de mort (où traînent quelques restes de char et où on peut entendre les spectres des missiles crachotés par une vieille radio) feront ainsi le curieux apprentissage de la sensibilité, une question fondamentale omniprésente dans le documentaire de Mehran Tamadon, une envie spirituelle mais pourtant très terre à terre : celle de pleurer.

Nous quitterons les restes de la guerre pour nous infiltrer dans les ruelles et les immeubles et essayer d'approcher au plus près cette nouvelle guerre, bien réelle pour les Bassidji, face à l'oppresseur américain et israélien. Le bassidji se doit d'être présent partout, de commenter, d'exprimer son opinion, mais également de vacciner les enfants, de distribuer à manger aux démunis, de vivre tout au milieu de la communauté et de lui rappeler qu'elle lui est indispensable. Ou du moins qu'elle peut l'aider à plus d'une occasion. Beaucoup de citoyens iraniens se posent néanmoins des questions face à ce "régime" et via le dispositif de Bassidji, le film, font entendre leurs voix. Trois dignitaires Bassidji essaieront d'y répondre avec la plus grande franchise et précision possible. Choc de deux cultures qui s'ignorent mais surtout qui s'effraient mutuellement : pour les Bassidji le jeune peuple iranien est embrigadé par la culture américaine ; pour ces derniers les Bassidji représentent le vieux fantôme réactionnaire d'une époque guerrière et avilissante, celle là-même dont les jeunes ne veulent plus entendre parler.

C'est sûrement cette section du film qui délivre le plus de réponses sur l'intrication des pouvoirs et des opinions en Iran. Rapprocher ces deux parties du pays était la mission avouée de Mehran Tamadon et même si cela ne peut se faire, pour le moment, qu'à travers quelques échos de voix dans une radio - proximité des voix amenant la discussion mais toujours une certaine distance physique de sécurité - on pourra ainsi appréhender les difficultés mêmes à nouer le dialogue entre les générations et les modèles du pays. Sur la question princeps et typique du voile, qui reviendra souvent dans le film comme pour illustrer des conceptions du vivre ensemble qui ne peuvent plus fonctionner communément, la réaction des Bassidji intriguera. Parfois blessants dans leurs réponses, naïfs, encadrés dans leurs principes. Le voile étant un fondement de l'Islam la personne résidant un pays islamique ne pourra remettre sa fonction en cause. Pourtant un enfant de l'Islam ne se verra pas donner le choix : rhétorique simpliste et bourgeoise de l'Occident qu'un Bassidji n'arrivera pas à comprendre. Quand on visera la métaphore par la voix d'une jeune iranienne d'un voile intérieur que tout le monde se doit d'avoir les Bassidji, là encore, acquiesceront doucement mais éluderont la question. La croyance va avec les principes et on ne peut retirer l'un de l'autre. Mehran Tamadon, souvent mis en scène dans son film, jouera le rôle de transition entre la France et l'Iran (il vit en France depuis des années en athée) et permettra à un peu du spectateur d'entrer dans le film et de converser avec les Bassidji. Cet avatar expliquera donc, trivialement mais avec un esprit pratique qu'on ignore souvent quand on évoque la question du voile, qu'il n'a pas besoin d'un voile pour ne pas désirer une femme. Parfois, l'homme est soumis à la tentation, mais c'est le contrôle intérieur qui voilera le désir. Les Bassidji, souvent spirituels et très peu avares en métaphores et en illustrations, voudront comprendre : comment, physiquement, renonces-tu à ce désir ? Classique question de vie et pourtant représentative d'un paradoxe très moderne : par les principes qui nous ont toujours été imposés nous avons nourri notre croyance (que nous ne voulons pas perdre) mais comment vivre dans le monde d'aujourd'hui avec ces principes qui ne correspondent plus à la réalité ? Comment leur trouver une utilité, une vérité profonde ? Le peuple iranien s'interroge mais, grande puissance communiquée par le projet même du film, les Bassidji s'interrogent aussi.

Instructif, didactique, Bassidji ne manque pas de qualités qui permettront de s'immiscer discrètement dans la scène politique iranienne, de (commencer à) comprendre ses jugements sur l'extérieur et les difficultés du pays à se retrouver aujourd'hui entre modernité mondiale et un besoin irrépressible d'aspirer à la croyance, à laisser quelque chose de plus grand entrer dans sa vie. Un questionnement fort reste et hante le film : les yeux des iraniens sont beaux car ils ont appris à pleurer. D'une réflexion implacable les Bassidji répéteront les histoires de guerre aux enfants dans le but avoué de les émouvoir et utiliseront tout ressort émotionnel pour justifier leurs actions, dans ce qu'elles peuvent avoir de plus désintéressées mais également de plus mortifères. Bras de fer générationnel inquiétant, on ne pourra s'empêcher d'y voir une certaine prise d'otage des jeunes générations par leurs aînés via la promulgation d'une sensiblerie comme nous pouvons le vivre parfois nous aussi, notamment via le prisme du cinéma et de la mise en scène. La mort, la blessure, la perte, tant de représentations verbales ou imagières amenées à émouvoir. Si tu es ému tu me comprends et nous sommes donc plus proches toi et moi que nous ne l'étions hier. Mais si je ne suis pas touché, qu'est-ce que cela apprend sur ma propre humanité ? Et si tes histoires me convainquent et me font pleurer les disparus, me font me sentir proche de toi, jusqu'à quel point puis-je me permettre de me rapprocher avant que tu ne me racontes les mêmes histoires tout en espérant susciter chez moi une nouvelle émotion : la rage peut-être, la haine, là où hier tu ne voulais parler que de peine.

jeudi 30 septembre 2010

John Carpenter - Le minoritaire devient majoritaire

Le minoritaire devient majoritaire :
Courte étude politique de l'opposition dans le travail de John Carpenter

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Introduction à un projet de recherche destiné à devenir un produit fini et substantiel mais qui ne verra pas le jour (du moins dans un temps prochain). Pour ne rien perdre à tout ça j'ai décidé d'en livrer une partie ici. Attention ; c'est plus long que d'habitude.

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Dans le cinéma de John Carpenter prendre les armes est une nécessité ; plus encore qu'un instrument de survie, l'arme devient tract, déclamation d'ordre éthique où les personnages s'expriment uniquement en anéantissant un soi-disant ennemi, un étranger, un pouvoir inconnu. C'est en mettant fin à son diktat et donc à toutes les caractéristiques de sa structure, de son organisation, de ses aspirations, que le personnage de John Carpenter se forgera lui-même sa propre identité : dans l'opposition constante. Instrumentalisé à l'extrême par son metteur en scène et sous couvert d'artifices ridicules (comme une paire de lunettes dans They Live) le personnage maltraitera la minorité grandissante qui devient menace (The Thing) ou incarnera lui-même ce contre-pouvoir (They Live). Que l'ennemi soit en surnombre ou une nouvelle identité qui tend vers l'hégémonie ce jeu de pouvoir passera par le dénigrement et le racisme, la paranoïa qu'un personnage puisse faire partie de cet autre. Car l'ennemi, souvent travesti en humain, nous ressemble peut-être plus que de raison. Il se défend face aux assauts du personnage de John Carpenter mais cependant il ne cherche pas la violence. Ce n'est que par son apparence grotesque que nous, spectateurs, seront poussés à le haïr.

Sur son sol Carpenter est très rapidement taxé de monstrueux communiste là où sa conception du politique, du vivre ensemble, à l'heure des années 70 et de la fin des illusions, demande à être nuancé. Dans The Thing (1982) un groupe de scientifiques se verra confronté à une bête extraterrestre qui assimile les esprits et se cache parmi les corps. Sans même l'interroger sur ses intentions ou son identité, l'opposition du groupe sera violente, unilatérale. L'apparence abjecte, ridicule et inquiétante de "La chose" sera suffisante pour qu'elle soit jugée et condamnée en un seul coup de mitraille. La bête, traquée, assimilera le souvenir (ou plutôt le visage) de ceux qu'elle croisera et deviendra idée politique galopante (non-identifiée et non-identifiable : ici Carpenter souligne l'importance de toujours remettre en question les idéologies, peu importe leurs étiquettes). La bête se cachera mais n'attaquera pas. C'est dos au mur qu'elle sera obligée de se défendre face à ses assaillants. Pourtant, sans trop de heurt et de violence, elle préférera désarmer qu'assassiner (voir l'avant-dernière séquence, quand MacReady tente de la faire sauter à la dynamite). A aucun moment on ne saura qui elle est et si ses intentions n'étaient pas, au départ, pacifiques.


C'est l'horreur humaine que Carpenter transfigure. Quelque chose de terrible, de réel, mais d'infinitésimal, qui se fait passer pour humain et le mime. Et la copie est parfaite, le double ne pourra être identifié que par un unique processus : attaquer ses cellules mêmes, son sang. Dans cet affrontement colossal entre MacReady et La chose, l'humain est-il celui qu'on pense ? MacReady ne comprend pas La chose et la juge dangereuse. De ce fait il sera prêt au martyr, au sacrifice ("we're not gettin' outta here alive, but neither is that thing") pour anéantir cette idée envahissante. L'anarchie sera l'ultime réponse à une idée qui devient majoritaire et de ce fait exclu l'homme âgé, l'homme d'une autre époque, celui qui se sent désormais étranger en son propre territoire. Il ne sera pas seulement question d'anéantir l'institution opposée mais toutes les institutions (thématique qui hante la filmographie de John Carpenter, de Fog à Escape from Los Angeles), le bastion même de ce qu'on considérait comme humanité mais qui aura été berceau d'une opposition dont on refuse farouchement l'existence.


Les enjeux de l'incarnation de l'Ennemi seront donc d'ordre numérique : plus nous serons nombreux plus nous aurons de chance de renverser le pouvoir en place. Idée fasciste ou libertaire peu importe, c'est avant tout la réaction des héros de Carpenter qui intéressera : souvent ils porteront le premier coup, voire se décideront à prendre les armes face à une tyrannie qu'ils supposent dangereuse (fantôme d'une peur historique sans doute) et justifieront leurs actes par le crédo antédiluvien et naïf : nous leur ferons ce qu'ils nous ont fait (qu'ils galvauderont). Exclusion d'abord, d'une nouvelle force supposément nuisible car inédite, qui exclura à son tour quand elle sera dominante. Et les laissés pour compte dans l'idéologie Carpenterienne ne peuvent accepter leur statut ; le choix sera binaire, tout mettre à sac ou mourir.

Dans They Live (1988) il y a John Nada, symbole d'une Amérique des indésirables, qui met la main sur de belles lunettes noires. Elles lui permettent de voir le vrai visage de l'Amérique : elle est contrôlée en sous-main par des extraterrestres qui ont bâti ou profitent du système, de la bourse, des grands magasins, qui veulent se reproduire et devenir eux aussi des américains. Il y a, encore une fois, plus intéressant dans They Live que la charge féroce de Carpenter envers le grand capital (mis tout de même en images dans une splendide scène de rafle policière d'un camp de pauvres travailleurs sans logis, convoquant au futurisme italien, feu et bruits de mitraille ; nous remémorant indéniablement mais par avance les émeutes de Los Angeles de 1992). John Nada, dont la perception est altérée, endoctriné, s'armera d'un fusil pour descendre tous ceux que les lunettes lui désignent, sans distinction d'âge ou de sexe, et parfois, là encore, des êtres vulnérables et sans défense.



John Nada est proche de La Chose de The Thing et, à l'inverse de MacReady, il fera partie d'une race amoindrie, inoffensive, tendant vers la minorité silencieuse : humaine ou sans-logis, peu importe l'appellation, la planète n'est plus la leur. Carpenter ne fait pas seulement que réciter comment un jeune travailleur se révolte face à la classe haute et dirigeante de son pays. On créera une cible pour John Nada, une ennemi invisible, et ce dernier se laissera aller à une véritable folie meurtrière, assassinera ceux qui ne partagent pas les mêmes valeurs et les mêmes idées que lui. Il deviendra peu à peu sociopathe, cloîtré, réduit sur lui-même, pour finalement tomber dans une psychose armée et militante. La vision transformée, le réel dédoublé, c'est par une paire de lunettes ou encore la diffusion d'informations de masse (avant tout la télévision) que le message des extraterrestres sera transmis. Que leur couverture sera sauve. Mais c'est exactement par le même médium que Nada écoutera le discours du prophète humain qui pointera du doigt les extraterrestres comme responsables de tous les maux de la société. Peu importe le camp, dominant ou dominé, le message sera propagande et le sujet manipulé n'est destiné qu'à devenir une arme dans un conflit global qui le dépasse.




"L'impérieuse prérogative du réel", comme le disait Clément Rosset, n'est plus acceptée par Nada. Le réel, commençant à se montrer trop déplaisant, n'est plus toléré par le personnage Carpenterien ; aucun travail, pas de famille, c'est au moment de toucher le fond que la transfiguration démarrera, que les lunettes viendront se poser sur le nez de John Nada. Cet autre réel, ce double, celui qui donne à percevoir cet extraterrestre si proche de l'homme, fut refusé car préalablement nourri et consommé par la société américaine jusqu'à, peut-être, indigestion. John Nada sera l'avatar de cette redécouverte. Le réel supprimé puis découvert entraînera dans They Live folie (folie meurtrière de Nada et son acolyte) puis suicide, sacrifice là encore. Découragement d'un personnage qui meurt à la tâche, insulte et fait un doigt d'honneur à cette insupportable réalité avant de s'éteindre. Le retour du refoulé à la dimension d'une société (de deux corps qui s'affrontent, celui des hommes contre celui des extraterrestres) sera donc, au moment de la redécouverte du réel, épique, totalitaire dans le chaos qu'il entraînera.

Dans cette intimité entre deux mondes, celui préalablement perçu, et celui découvert, les personnages de John Carpenter découvrent les phénomènes comme phénomènes en tant que tels. "Ce monde-ci est l'autre d'un autre monde qui est justement le même que ce monde-ci" (là encore, Clément Rosset). Hegel y voyait même, de façon exagérée, une ruse ; ruse qui voudrait que les choses soient justement comme elles sont. Et par cette ruse on s'approche du principe de conspiration, parfaitement orchestré dans les films de John Carpenter, instrumentalisé, fabriqué. C'est en réagissant à ce nouveau pan de réalité, en s'indignant ou en tentant de le détruire, que le personnage va plus loin que l'affrontement métaphysique : il va même jusqu'à incarner John Carpenter, sa scène et le domaine cinématographique. Cheval de Troie d'un réel découvert insupportable, soit la production cinématographique américaine dans son ensemble qui le rejette, la prise de conscience est chez Carpenter une longue besogne armée, un travail de sape, une pulsion de mort comme unique moyen de créer, d'exister. Et c'est en détruisant tout qu'il espérera rebâtir, s'affirmer, et lui aussi offrir à voir à la conscience collective ce qui se trouve au-delà d'un réel cinématographique morne et conventionné.



mercredi 22 septembre 2010

Gregg Araki - Kaboom (2010)




Imbroglios amoureux, musique atmosphérique et intervention surnaturelle, Gregg Araki nous a habitué depuis 20 ans déjà à son format pop et acidulé, sombre et cannibale. Dernière incartade en date qui mérite d'être soulignée : avec Mysterious Skin et son naturel à ne rien prendre au sérieux Araki proposait l'une des plus belles visions de l'enfance gâchée qu'on ait pu voir depuis longtemps. Avec Kaboom rien d'aussi jusqu'au-boutiste, seulement beaucoup d'entrain et d'indigence. Une manière voilée d'en revenir aux sources je suppose. James Duval, fantôme d'une époque désormais révolue où nous ne pouvions nous essouffler ; l'un des premiers avatars (durables) d'Araki devant la caméra a vieilli. A chaque décennie, voire chaque film, sa nouvelle cohorte d'acteurs de 18-20 ans qui baisent bouffent et se massacrent. La formule est rodée mais a quelque chose d'assez simplet à se répéter ainsi jusqu'à notre époque où tout doit absolument être si sérieux. De ce fait on retrouve les tics et les absurdités du cinéma d'Araki comme on retrouve une bonne vieille sitcom, nouveaux enjeux et nouvelles brouilles, mais le programme ne change pas.

Belle petite boulimie narrative, quelques ados qui pour certains s'apprécient et pour beaucoup baisent seulement se retrouvent mêlés à une conspiration millénaire, des chevaliers et un ordre secret. Jusqu'à décrocher durant les dernières minutes, le récit comme sortant de lui-même pour s'observer de haut et rire, s'amuse de tous ses défauts et ses âneries, sort de son chapeau une succession invraisemblable de surprises et de coups durs. On ne saurait dire si c'est du courage ou de l'entêtement à avoir peur d'être un jour taxé de cinéma sérieux mais on en ressort forcément hilare.

Là où Kaboom souffre c'est de la comparaison. Il suffit de remonter aux débuts des années '90, là où les films de Gregg Araki savaient allier cette démesure d'un épisode de Melrose Place habité par les extraterrestres et le LSD à une certaine poésie noire qui dévorait ses personnages ; tous contraints de constater qu'ils seront probablement la dernière génération du genre humain lorsqu'ils remarquent à quel point ils sont dégénérés. On attaquait jamais frontalement la question de la fin du monde et mieux encore on ne s'en prenait qu'à soi-même, jamais à nos aînés. Peut-être que j'ai vieilli et que Kaboom ne raconte plus rien sur mon adolescence mais sur celles des décérébrés d'aujourd'hui. Je ne peux m'empêcher de me souvenir avec émotion pourtant de James Duval qui filme ses mémoires allongé sur son lit (dans Nowhere), le visage ensanglanté, qui se sent condamné et bafouille avec tout le naturel du monde que s'il avait juste quelqu'un à prendre dans ses bras tout irait bien. Aujourd'hui même si on s'apprécie on a peur de se le dire et j'imagine que de ce fait on meurt terriblement seul. Doom Generation et Nowhere ne s'écartaient pas de ce constat mais le nuançaient avec délicatesse : on crevait mais au moins on essayait de s'enfuir, ensemble, vers quelque chose de meilleur. Un goût pour l'odyssée et les vers qui manque aujourd'hui cruellement à Gregg Araki. Lui-aussi a peut-être un peu vieilli.

mardi 21 septembre 2010

John Carpenter - Halloween (1978) : it's all make believe



Well kiddo, I thought you outgrew superstition.


Revu Halloween et enfin réussi à (un peu) le percer à jour ; c'est sublime. Comme toujours on ne joue pas tellement sur le registre de l'angoisse, on le prétexte, mais on s'enfonce dans des eaux plus boueuses où les masques faussent le jugement mais où le mal se vaut, celui d'un Michael Myers comme petite partie d'un mal plus grand, social, institutionnel. Je me retrouve à ressentir beaucoup d'empathie pour le garçon qui tente de communiquer sans qu'on lui laisse vraiment le temps et qui se met en tête d'anéantir le mal qui touche nos enfants : ils fument, boivent, ne pensent qu'à baiser, garçons comme filles, et de ce fait sont complètement soumis à leurs propres désirs, hébétés, crétins jusqu'à la moelle. Tout comme Michael, ils m'effraient.

Pire : le cas du Dr. Loomis, fou furieux, dévot, pleutre ; pour moi le vrai monstre du film. Pour un acte commis par un enfant il condamnera à vie le jeune Michael Myers, le qualifiera de mal à l'état pur (là où Loomis est censé être un homme de science c'est tout de même incroyable), s'improvisera héros en prévenant les gens de la ville et en le pourchassant (sauf qu'il passera le plus clair de son temps à traîner à côté de l'ancienne maison de Michael Myers et à l'attendre, il ne pressera jamais le pas et à l'occasion fera même peur aux enfants) pour finir par abattre froidement Michael sans même échanger deux mots avec lui ! Là où Rob Zombie tentait d'expliquer la misère sociale qui touchait le jeune Michael pour expliquer ses actes (parti-pris ma foi plutôt acceptable) Carpenter ne met aucun mot sur le mal qui ronge Michael Myers mais à bien y réfléchir j'en viens à me demander si ce n'est pas tout simplement son psychiatre qui, par sa démesure et son inconscience, l'a fait devenir la bête qu'il est aujourd'hui.



jeudi 16 septembre 2010

Mark & Jay Duplass - Cyrus (2010)


Cyrus fera partie des bonnes surprises de 2010 dont je me souviendrai avec émotion. Là où une petite poignée d'incongrus sortent du lot (Bad Lieutenant, Sexy Dance 3d, The Ghost-Writer) et où les irréductibles ne faiblissent pas (l'Uncle Boonmee de Weerasethakul, le Toy Story 3 de Pixar) Cyrus s'impose simplement et sans détour, comme une comédie, à peine une comédie en fait, sans grande aspiration, sans rêve de gloire, sans solennité inappropriée. Figure du mythique looser qui traverse le cinéma US depuis les années '80 en somme, John C. Reilly a, après 7 ans, encore du mal à se remettre de son divorce. Coup de bluff incroyable de l'univers : une splendide femme de son âge s'intéresse à lui. Il ne manquait plus que ça à John pour espérer être heureux et s'extirper du "grand chaos existentiel" qui était devenu sa demeure. Qu'on se le dise, de nos jours l'épanouissement ne peut naître que d'une relation amoureuse, ça t'aidera à t'accepter, et plus personne ne s'épuisera à faire le chemin inverse : se découvrir (pourtant John dit se connaître par cœur, bouleversante confidence à une inconnue qui préfère aller téléphoner) pour espérer pouvoir aimer.

Toujours cette idée de seconde chance du quadra' arnachée à une nouvelle réalité sociale de plus en plus prégnante qui fait contrepoids : le personnage de Cyrus a bientôt 22 ans mais ne sait comment quitter sa mère et sa maison, materné jusqu'à la psychose. Et là où on pouvait s'attendre à de sempiternelles querelles entre les deux personnages infantilisés, bagarres et mensonges éhontés, Cyrus et John vont pourtant essayer de s'entendre, de collaborer. Les soupçons sont grands, mais la belle relation entre John et le personnage de Marisa Tomeï s'épanouit justement et avec confiance. Ce n'est que pour une bête histoire de vol de baskets que tout va déraper, que la petite sphère familiale bricolée va imploser. Cyrus et John se détesteront férocement mais en adultes, en essayant d'en discuter et surtout de le garder pour eux. Finesse et douceur d'un film aux enjeux qui tiennent du lieu commun et pourtant. Le dialogue prend la place de la dispute et du dérapage, et malgré l'angoisse et cette façon de se jeter dans le vide, de tout faire à l'excès pour qu'une relation fonctionne, on reste dans la négociation constante pour trouver un terrain d'entente, une façon sûrement dysfonctionnelle mais assez satisfaisante de vivre ensemble.

Délesté de beaucoup d'âneries qui empoisonnent parfois de jolis moments des dernières comédies US en date (donc souvent Apatow-related), rien que dans Get him to the greek par exemple le "viol" de Jonah Hill, les ballons de coke dans le cul, tout ce qui touche au cul de Jonah Hill en fait, et bien on est en droit de se demander si cet excès de confiance, cette soudaine envie de sortir du carcan brut de la comédie, amènera à quelque chose de plus visible, moins le cul entre deux chaises, une façon de se laisser aller à grandir et à promouvoir ce qu'on est (ou veut être). Très épuré donc, très naturaliste, Cyrus préférera l'entente cordiale, parfois l'attaque pernicieuse, plutôt que le déroulement d'une fanfare de gags et de situations désespérées. Par ce côté très adulte, appréciable mais sûrement méprisable pour d'autres, Cyrus se forgera une place particulière dans le paysage de la comédie US. Moins par ses traits que par son verbe. Par sa communication excessive comme unique moyen d'exister, d'envisager et de comprendre ; d'essayer un peu, si possible, de coopérer.

vendredi 13 août 2010

Abel Ferrara - New Rose Hotel (1998)



Christopher Walken, comme à son habitude, sourit en entamant quelques pas de danse. Il a la colonne vertébrale en piteux état, il se traîne sur sa canne, mais il fait ce qu'il peut. Willem Dafoe lui tombe tendrement amoureux d'Asia Argento et qui pourrait lui en vouloir. Elle, elle s'exécute ; elle remplit son contrat mis en place par les deux autres pour séduire puis enlever un génie scientifique japonais. Trio amoureux où on se croise et se décroise, vaste ensemble de représentations, Mulholland Drive avancé d'une heure où on tente désespérément de tomber amoureux de l'autre tout en se jouant de lui. Le futur est étrangement familier, on y boit et on y danse, on arnaque et on s'échange les jeunes esprits brillants comme des denrées, Southland Tales dix ans plus tôt, où l'apocalypse pourrait se cacher à chaque coin de rue, on a pas vraiment le temps d'y réfléchir, on préfère caresser les seins nus d'Asia Argento en se laissant croire qu'un jour où pourrait être riche et tranquille.

New Rose Hotel, du nom d'un motel où un personnage se rendra pour réfléchir et panser ses plaies, raconte des bribes d'histoire que les uns les autres tentent de faire tenir debout. Ballet concupiscent, Walken voudrait la femme mais ne peut que la mettre en scène, Dafoe lui apprend l'amour et s'empêche d'en tomber amoureux, alors qu'elle nous captive et nous ment à répétition, on le sait mais on s'en fout, et même si elle sait se faire baiser elle restera intouchable. Alors pour conclure, comme un 2046 introspectif et policier de sa propre mémoire, Dafoe tentera de revenir sur les pas du film, remontera à rebours, pour brasser des dizaines de fois les mêmes souvenirs, les mêmes images, les mêmes paroles. Pour tenter d'y trouver des réponses. Était-ce de l'amour ? était-ce un piège ? Et si on n'atteint pas l'épiphanie on pourra peut-être se lover ici, dans le coin d'un souvenir, parce que le marasme incompréhensible des grandes entreprises asiatiques et de leurs guerres n'intéresse personne ; retrouver le visage de quelqu'un qu'on a pu aimer. Brillante méta-fiction fantasmatographique, dont même les protagonistes s'évertuent à creuser et à chercher les réponses jusqu'à l'instant final, pour finalement radoter les images premières, douces et toutes dans la séduction de leur public, comme si après le meurtre et la trahison la seule option envisageable serait de ré-imaginer le début du film, essayer d'en agiter le corps désarticulé en tous sens pour tromper son monde, spectateurs comme personnages ; tenter de nous faire croire que ce film déjà mort sera toujours vivant.

mercredi 11 août 2010

Swamp Thing


Len Wein, créateur de licences et de talent, imposa sans trop de conviction l'idée de Swamp Thing à son éditeur chez DC dans les années 70. Ou l'histoire d'un biologiste qui travaille sur une formule secrète qui accentuerait la vitesse de développement des plantes. Quelque chose comme ça. Pas de bol, le type meurt, explose, se confond avec sa formule et se jette dans un lac. En ressort Swamp Thing, le monstre gentil, boudeur et mélancolique, qui affronte quelques méchants et se demande souvent s'il est toujours un peu humain ou non. De ce fait, Wes Craven en fait un film en 1982. Government agents. Scientists. Soldiers. Mastercriminals. Secret formulas. Monsters AND midgets.




On essaie également d'en faire un dessin-animé, sans grand succès, en 1991. Appréciez la belle reprise de "Wild Thing" des Troggs (tout à fait le genre de chanson que tout le monde a déjà entendu dans une pub Nivea ou Levi's) qui fait de ce générique pour enfant l'un des plus cool du monde. Swamp thing, you are amazing. Indeed.





Swamp Thing ne convainc ni les enfants ni les adultes de par sa position indélicate mi-écolo, mi-horrifique. Swamp Thing sera même militant Greenpeace et fera campagne auprès des plus jeunes pour garder la forêt (et les marais) propres. Pourtant Swamp Thing c'était avant tout une certaine idée de la mort et de l'éternité, d'un cycle sans fin de la poussière à la terre, de la terre à l'homme, et de l'homme à sa terre.





Entre '83 et '87 on donne pourtant une chance au superhéros en fleur via l'adjonction du tout jeune Alan Moore pour travailler au scénario de la série. Alan Moore arrive tout juste aux Etats-Unis et fait de son mieux pour impressionner. Jamais la série ne connaîtra d'âge aussi lumineux, entre la contemplation forestière et la métaphysique agraire. Si une plante pense et se croit homme, mérite-t-elle de vivre ? Est-ce un monstre ? Doit-elle tuer ou protéger ? Alec Holland, ou du moins son résidu, Swamp Thing, une conscience florissante au regard d'homme mais à la peau boueuse, n'aura de cesse de se poser la question. Les trois premiers hardcovers (sur six déjà édités par le passé) sont disponibles dans de nouvelles éditions de fort belle facture. C'est l'occasion de découvrir l'une des premières histoires américaines de Moore, et pourtant l'une des plus vibrantes et songeuses, lugubres mais bienveillantes. Swamp Thing, cette grosse boule de mousse qui frappe ses ennemis tout en se laissant aller à soliloquer sur la possibilité de son existence, son envie d'être mais aussi cet attachement typiquement humain à sa terre et à sa région. Retour éternel vers un marais où, en quelque sorte, il continuera de cultiver son jardin. Attachant en diable.

Swamp Thing et Len Wein, son créateur.