jeudi 30 septembre 2010

John Carpenter - Le minoritaire devient majoritaire

Le minoritaire devient majoritaire :
Courte étude politique de l'opposition dans le travail de John Carpenter

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Introduction à un projet de recherche destiné à devenir un produit fini et substantiel mais qui ne verra pas le jour (du moins dans un temps prochain). Pour ne rien perdre à tout ça j'ai décidé d'en livrer une partie ici. Attention ; c'est plus long que d'habitude.

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Dans le cinéma de John Carpenter prendre les armes est une nécessité ; plus encore qu'un instrument de survie, l'arme devient tract, déclamation d'ordre éthique où les personnages s'expriment uniquement en anéantissant un soi-disant ennemi, un étranger, un pouvoir inconnu. C'est en mettant fin à son diktat et donc à toutes les caractéristiques de sa structure, de son organisation, de ses aspirations, que le personnage de John Carpenter se forgera lui-même sa propre identité : dans l'opposition constante. Instrumentalisé à l'extrême par son metteur en scène et sous couvert d'artifices ridicules (comme une paire de lunettes dans They Live) le personnage maltraitera la minorité grandissante qui devient menace (The Thing) ou incarnera lui-même ce contre-pouvoir (They Live). Que l'ennemi soit en surnombre ou une nouvelle identité qui tend vers l'hégémonie ce jeu de pouvoir passera par le dénigrement et le racisme, la paranoïa qu'un personnage puisse faire partie de cet autre. Car l'ennemi, souvent travesti en humain, nous ressemble peut-être plus que de raison. Il se défend face aux assauts du personnage de John Carpenter mais cependant il ne cherche pas la violence. Ce n'est que par son apparence grotesque que nous, spectateurs, seront poussés à le haïr.

Sur son sol Carpenter est très rapidement taxé de monstrueux communiste là où sa conception du politique, du vivre ensemble, à l'heure des années 70 et de la fin des illusions, demande à être nuancé. Dans The Thing (1982) un groupe de scientifiques se verra confronté à une bête extraterrestre qui assimile les esprits et se cache parmi les corps. Sans même l'interroger sur ses intentions ou son identité, l'opposition du groupe sera violente, unilatérale. L'apparence abjecte, ridicule et inquiétante de "La chose" sera suffisante pour qu'elle soit jugée et condamnée en un seul coup de mitraille. La bête, traquée, assimilera le souvenir (ou plutôt le visage) de ceux qu'elle croisera et deviendra idée politique galopante (non-identifiée et non-identifiable : ici Carpenter souligne l'importance de toujours remettre en question les idéologies, peu importe leurs étiquettes). La bête se cachera mais n'attaquera pas. C'est dos au mur qu'elle sera obligée de se défendre face à ses assaillants. Pourtant, sans trop de heurt et de violence, elle préférera désarmer qu'assassiner (voir l'avant-dernière séquence, quand MacReady tente de la faire sauter à la dynamite). A aucun moment on ne saura qui elle est et si ses intentions n'étaient pas, au départ, pacifiques.


C'est l'horreur humaine que Carpenter transfigure. Quelque chose de terrible, de réel, mais d'infinitésimal, qui se fait passer pour humain et le mime. Et la copie est parfaite, le double ne pourra être identifié que par un unique processus : attaquer ses cellules mêmes, son sang. Dans cet affrontement colossal entre MacReady et La chose, l'humain est-il celui qu'on pense ? MacReady ne comprend pas La chose et la juge dangereuse. De ce fait il sera prêt au martyr, au sacrifice ("we're not gettin' outta here alive, but neither is that thing") pour anéantir cette idée envahissante. L'anarchie sera l'ultime réponse à une idée qui devient majoritaire et de ce fait exclu l'homme âgé, l'homme d'une autre époque, celui qui se sent désormais étranger en son propre territoire. Il ne sera pas seulement question d'anéantir l'institution opposée mais toutes les institutions (thématique qui hante la filmographie de John Carpenter, de Fog à Escape from Los Angeles), le bastion même de ce qu'on considérait comme humanité mais qui aura été berceau d'une opposition dont on refuse farouchement l'existence.


Les enjeux de l'incarnation de l'Ennemi seront donc d'ordre numérique : plus nous serons nombreux plus nous aurons de chance de renverser le pouvoir en place. Idée fasciste ou libertaire peu importe, c'est avant tout la réaction des héros de Carpenter qui intéressera : souvent ils porteront le premier coup, voire se décideront à prendre les armes face à une tyrannie qu'ils supposent dangereuse (fantôme d'une peur historique sans doute) et justifieront leurs actes par le crédo antédiluvien et naïf : nous leur ferons ce qu'ils nous ont fait (qu'ils galvauderont). Exclusion d'abord, d'une nouvelle force supposément nuisible car inédite, qui exclura à son tour quand elle sera dominante. Et les laissés pour compte dans l'idéologie Carpenterienne ne peuvent accepter leur statut ; le choix sera binaire, tout mettre à sac ou mourir.

Dans They Live (1988) il y a John Nada, symbole d'une Amérique des indésirables, qui met la main sur de belles lunettes noires. Elles lui permettent de voir le vrai visage de l'Amérique : elle est contrôlée en sous-main par des extraterrestres qui ont bâti ou profitent du système, de la bourse, des grands magasins, qui veulent se reproduire et devenir eux aussi des américains. Il y a, encore une fois, plus intéressant dans They Live que la charge féroce de Carpenter envers le grand capital (mis tout de même en images dans une splendide scène de rafle policière d'un camp de pauvres travailleurs sans logis, convoquant au futurisme italien, feu et bruits de mitraille ; nous remémorant indéniablement mais par avance les émeutes de Los Angeles de 1992). John Nada, dont la perception est altérée, endoctriné, s'armera d'un fusil pour descendre tous ceux que les lunettes lui désignent, sans distinction d'âge ou de sexe, et parfois, là encore, des êtres vulnérables et sans défense.



John Nada est proche de La Chose de The Thing et, à l'inverse de MacReady, il fera partie d'une race amoindrie, inoffensive, tendant vers la minorité silencieuse : humaine ou sans-logis, peu importe l'appellation, la planète n'est plus la leur. Carpenter ne fait pas seulement que réciter comment un jeune travailleur se révolte face à la classe haute et dirigeante de son pays. On créera une cible pour John Nada, une ennemi invisible, et ce dernier se laissera aller à une véritable folie meurtrière, assassinera ceux qui ne partagent pas les mêmes valeurs et les mêmes idées que lui. Il deviendra peu à peu sociopathe, cloîtré, réduit sur lui-même, pour finalement tomber dans une psychose armée et militante. La vision transformée, le réel dédoublé, c'est par une paire de lunettes ou encore la diffusion d'informations de masse (avant tout la télévision) que le message des extraterrestres sera transmis. Que leur couverture sera sauve. Mais c'est exactement par le même médium que Nada écoutera le discours du prophète humain qui pointera du doigt les extraterrestres comme responsables de tous les maux de la société. Peu importe le camp, dominant ou dominé, le message sera propagande et le sujet manipulé n'est destiné qu'à devenir une arme dans un conflit global qui le dépasse.




"L'impérieuse prérogative du réel", comme le disait Clément Rosset, n'est plus acceptée par Nada. Le réel, commençant à se montrer trop déplaisant, n'est plus toléré par le personnage Carpenterien ; aucun travail, pas de famille, c'est au moment de toucher le fond que la transfiguration démarrera, que les lunettes viendront se poser sur le nez de John Nada. Cet autre réel, ce double, celui qui donne à percevoir cet extraterrestre si proche de l'homme, fut refusé car préalablement nourri et consommé par la société américaine jusqu'à, peut-être, indigestion. John Nada sera l'avatar de cette redécouverte. Le réel supprimé puis découvert entraînera dans They Live folie (folie meurtrière de Nada et son acolyte) puis suicide, sacrifice là encore. Découragement d'un personnage qui meurt à la tâche, insulte et fait un doigt d'honneur à cette insupportable réalité avant de s'éteindre. Le retour du refoulé à la dimension d'une société (de deux corps qui s'affrontent, celui des hommes contre celui des extraterrestres) sera donc, au moment de la redécouverte du réel, épique, totalitaire dans le chaos qu'il entraînera.

Dans cette intimité entre deux mondes, celui préalablement perçu, et celui découvert, les personnages de John Carpenter découvrent les phénomènes comme phénomènes en tant que tels. "Ce monde-ci est l'autre d'un autre monde qui est justement le même que ce monde-ci" (là encore, Clément Rosset). Hegel y voyait même, de façon exagérée, une ruse ; ruse qui voudrait que les choses soient justement comme elles sont. Et par cette ruse on s'approche du principe de conspiration, parfaitement orchestré dans les films de John Carpenter, instrumentalisé, fabriqué. C'est en réagissant à ce nouveau pan de réalité, en s'indignant ou en tentant de le détruire, que le personnage va plus loin que l'affrontement métaphysique : il va même jusqu'à incarner John Carpenter, sa scène et le domaine cinématographique. Cheval de Troie d'un réel découvert insupportable, soit la production cinématographique américaine dans son ensemble qui le rejette, la prise de conscience est chez Carpenter une longue besogne armée, un travail de sape, une pulsion de mort comme unique moyen de créer, d'exister. Et c'est en détruisant tout qu'il espérera rebâtir, s'affirmer, et lui aussi offrir à voir à la conscience collective ce qui se trouve au-delà d'un réel cinématographique morne et conventionné.



2 commentaires:

Axel Cadieux a dit…

Bam ! Super texte. Je me souviens avec tendresse de notre vision de "They Live" et tu me donnes envie de le revoir (ça tombe bien, je l'ai).
Je serais super enthousiaste si tu menais ce projet à bien, d'abord pour toi, et ensuite parce que tu trouveras toujours quelque chose à en faire.

Hugues Derolez a dit…

Merci ; ça me fait plaisir de savoir que quelqu'un lit ça entièrement. N'hésite pas à revoir They Live ou The Thing, tu y redécouvriras de très belles choses. Et comme tu dis, c'est une idée à ne pas abandonner.